Archives / Articles de journaux / Jean du Nord, héros de la résistance franco-belge, est mort à Roubaix - Journal Le Soir _ Bruxelles du 6 Novembre 1960
Jean du Nord, héros de la résistance franco-belge, est mort à Roubaix
Un Français à qui la Belgique doit beaucoup…
Jeudi soir, est mort à Roubaix, après une courte et douloureuse maladie, un Français à qui la Belgique doit beaucoup : Joseph Dubar qui s'illustra dans la Résistance, sous le nom de Jean du Nord ou de Jean de Roubaix.
Modeste artisan, fils de tisserand, il joua un rôle de premier plan dans la guerre clandestine. Son patriotisme ardent, son amitié pour notre pays, son audace et son talent d'organisateur, en firent la cheville ouvrière des réseaux franco-belges de renseignement, d'action et d'évasion. Il termina la guerre 1939-45 avec le grade de lieutenant-colonel des Forces Françaises Combattantes et la rosette de la Légion d'honneur. Ses brillants états de service à la tête du réseau « Ali-France » qu'il avait fondé et qui appartenait aux réseaux belges de France, lui valurent le grade de major A.R.A. de l'armée belge et le Prince régent lui décerna la commanderie de l'ordre de la Couronne. Le roi George VI lui conféra l'une des plus hautes distinctions militaires britanniques le D.S.O. ( Distinguished Service Order ).
Mobilisé en janvier 1940, au 3 ème Génie à Arras, il a alors 41 ans. Il participe en mai 1940 à la destruction des ponts de Roubaix. Encerclé à Lille avec son unité, le 28 mai 1940, il refuse de se rendre, s'échappe, rejoint son domicile, troque son uniforme contre des vêtements civils et passe, sans transition, du combat militaire à la résistance clandestine. Il recueille, héberge et aide à s'évader de nombreux soldats français et britanniques. L'appel du général De Gaulle le trouve en pleine action ; il a déjà groupé autour de lui des hommes qui refusent de désespérer.
Au début de 1941, feu Jules Correntin , dit Léon, le mit en contact avec le réseau belge « Zéro », grâce à ces deux hommes, à Paul Joly et à d'autres Français de la même trempe, Lille-Roubaix-Tourcoing devinrent une plaque tournante des réseaux belges et de la résistance franco-belge. Jean du Nord en est le principal animateur. A partir de là 3000 Français, groupés autour de lui et de ses camarades belges, constitueront à travers la France, des réseaux d'évasion et de renseignement, des filières de courrier, des centres d'opérations pour le parachutage, l'enlèvement aérien des courriers et l'atterrissage clandestin des « Lizzies » (avion du type Lysander). Ces Français avaient choisi, avec une admirable amitié, de servir dans des formations belges qui, sans eux n'auraient pu se développer sur le territoire français et qui étaient indispensables à nos liaisons avec la Grande-Bretagne.
En 1941, Jean du Nord assure personnellement l'évacuation jusqu'à Marseille, de la plupart des aviateurs de l'Aéronautique militaire belge qui s'évadent de Belgique pour rejoindre la Grande-Bretagne. De juillet 1940 à juillet 1941, il inscrit à son actif personnel l'évacuation d'une centaine de soldats britanniques dont un général de brigade. Pour toute la durée de la guerre, les contrôles officiels estiment à environ sept cents le nombre d'hommes, militaires ou civils, français, belges et britanniques, convoyés vers la zone libre ou l'Espagne par le chef d'« Ali-France ». Sur ces sept cents évadés, officiellement contrôlés, 3% seulement ne sont pas arrivés à Londres. De juillet 1940 à juillet 1943, le nombre des courriers de renseignement pris en charge par Jean du Nord, est de cent quatre, ce qui représente plusieurs milliers de documents dont un bon nombre avaient une grande importance militaire. Churchill a écrit dans ses Mémoires que, durant la bataille du radar (1941), 80% des renseignements venus des services établis en territoire occupé, furent fournis par les réseaux belges. La plus grande partie de ce courrier passa par les mains de Jean du Nord, de Léon de Tourcoing et de leurs compagnons.
Dès 1941 la police allemande traque Jean, dont elle met la tête à prix. Elle arrête Mme Dubar, son oncle, J.-B. Lebas, député-maire de Roubaix, et le fils de celui-ci ; ils perdront la vie dans les camps de concentration. Jean du Nord défie l'ennemi et le danger par une activité prodigieuse et incessante. Il va, il vient, avec des hommes, des courriers, du matériel parachuté, de Roubaix à la Somme dont il force la ligne, de la Somme à La Haye-Descartes où il passe la deuxième ligne de démarcation. Un jour, il est à Tournai ou à Bruxelles, un autre jour, on le retrouve à Paris, à Charleville, à Chalon-sur-Saône, à Lyon ou aux Pyrénées. Il voyage en train, mais il fait aussi des raids considérables à vélo, lorsqu'il lui faut récupérer du matériel parachuté.
C'est lui qui « réceptionne » presque tous les « Jean de la Lune », les agents belges et leur matériel parachutés en France. En juillet 1943, il totalise 21 missions de cette sorte : pas un homme ni un poste émetteur n'a été perdu. Avec ses camarades belges, chefs de réseaux en France et sous le commandement de « Walter », il participe à l'évacuation de condamnés à mort évadés, d'agents « brûlés » et de personnalités politiques belges qui gagnent le monde libre.
En décembre 1943, à la demande pressante du commandement belge, il accepte de partir par avion en Grande-Bretagne, mais il n'y consent qu'à la condition d'être renvoyé peu après « sur le terrain ». Durant quatre mois, il subit un entraînement spécial pour une nouvelle mission, des plus importantes. Un mois avant le débarquement de Normandie, il reprend contact avec la terre de France, où ses camarades ont subi une série de coups très durs. Il monte en Touraine un nouveau service de « mail pick-up » (enlèvement aérien du courrier) et de réception des parachutages, un centre d'antennes et des liaisons avec Paris, le Nord et la Belgique. Il organise avec succès le renseignement sur les bases de fusées, les fameux « V.1 » qui, du Nord de la France, sont lancés sur l'Angleterre. Il coordonne l'évacuation des courriers et termine ses exploits en participant à la libération de sa ville natale. Il y est remonté juste à temps en deux étapes à vélo : Tours-Paris et Paris-Roubaix , avec deux émetteurs sur le porte-bagages…
Peu d'hommes ont rempli comme lui une tâche aussi extraordinaire, avec autant d'endurance et de désintéressement. C'était un homme modeste. Dans le rapport de mission qu'on lui demanda à Londres en janvier 1944, il écrivait en préambule : « Excusez-moi si je ne parle pas ou peu de moi-même, ce qui importe c'est le résultat, le reste ne compte pas ». Il comptait, pourtant, pour beaucoup l'effort de ses compagnons et leur fidélité. Il ouvrait son rapport par un hommage ému à ses camarades, à ses hommes disparus, disant d'eux : « Ils ont bien mérité de leur Patrie, de l'Humanité ».
Pour Léon, pour lui, pour tous les Français du Nord et d'ailleurs qui se sont engagés dans les réseaux belges de France, comme pour tous les Belges qui étaient leurs frères d'armes, il n'y avait qu'une double patrie ; personne ne dissociait, ni dans son action ni dans son esprit, la France et la Belgique. Jean était en cela un exemple. L'un de ses désirs fut de revoir à son chevet ses amis belges. La paralysie l'empêchait de s'exprimer longuement. L'une de ses premières pensées, à l'arrivée de ses camarades, fut le sort du Congo. Il souffrait, comme eux et avec eux, de cette catastrophe, oubliant son propre mal.
Sur le lit d'hôpital où il acheva sa vie, dans la simplicité de ceux qui n'ont rien gagné à la guerre et qui sont revenus chez eux comme ils en étaient partis, il gardait, comme une braise ardente, son amitié.
Ses exploits ne l'avaient pas changé. Finie la guerre, finie l'aventure. Il conservait pourtant, le souvenir vivant de l'espérance qui l'avait porté si loin. « L'espérance force le destin ». Il avait écrit cette phrase, qui dépeint le résistant, lorsqu'à Londres, on lui demanda un spécimen de son écriture.
Lundi, à 14 heures, Jean du Nord quittera l'hôpital de la Fraternité où il est mort. Il sera inhumé au cimetière de Roubaix. Pour ce Français, qui a tant fait pour elle, la Belgique peut prendre le deuil comme pour ses plus purs héros.
Journal Le Soir – Bruxelles du 6 Novembre 1960