Archives / Documents / L'homme aux cheveux de paille - ROUBAIX 39-45 Editions Le TEMERAIRE
L'homme aux cheveux de paille
Sa résistance est un roman, c'est même un « polar » comme en rêvent les scénaristes. Mais « sa » réalité dépasse « leur » fiction.
Un de ses multiples décors peut être, à Bruxelles, l'estaminet « A l' Estrille ». Deux hommes sont en conversation à voix basse, dont l'un espère gagner Londres pour s'enrôler.
-« Tu vas prendre le train de 15h43 à Tournai et puis là, le train pour Toufflers ; tu descendra à la Festingue , juste avant le poste frontière ; tu verra un monsieur blond, il te reconnaîtra, car il a vu ta photo… »
-« Et puis ? »
-« Et puis tu verras, la suite, elle viendra d'elle-même. »
Arrivé à la Festingue , raconte le narrateur, je descends pas très rassuré. Un vieux douanier m'interpelle brusquement… et me fait entrer dans son baraquement. Un homme jeune s'avança vers moi ; les cheveux paille, des yeux clairs, magnifiques…
-« Je suis Jean ! » dit-il et il me prit le bras. Par un petit chemin nous passâmes devant un poste gardé par un seul douanier français qui nous salua. Nous étions en France. Je deviens Pierre LEROY, habitant à Roubaix, rue de l'Alouette !
Combien de fois entendrai-je parler de Jean ? Partout ! « C'est un chic type ! » « Un gars merveilleux ! ». « Les Boches donneraient cher pour avoir sa peau ! »
Eh oui ! Ils lui enverront un traître belge, Prosper DE ZITTER . Ils offriront jusqu'à un million de francs belges (24790 Euro). En vain !
Ce Jean, c'est Jean du Nord, c'est Jean de Roubaix, c'est Jean de Liège, c'est Jean BALLOIS, c'est Simon, c'est Jean ROBERT, et combien d'autres pseudonymes au gré des jours, des heures et des interlocuteurs.
A l'état-civil, c'est Joseph DUBAR, né à Roubaix le 30 décembre 1899.
Sorti des Beaux-Arts , dessinateur en tissu, puis ébéniste, enfin artisan à domicile avec une petite machine à tricoter (les historiens en font un industriel, s'il vous plait !) il habite rue Meissonnier avec son épouse, Laure HENNION, nièce de Jean LEBAS.
DUBAR a un compte personnel à régler avec les Boches. N'a-t-il pas, en 1916, à 17 ans, été appréhendé comme travailleur obligatoire dans les fameux brassards rouge ?
Aussi, il ne perd pas une minute et sa résistance commence, avant même que le mot existât. Dès le mois de mai, il secourt les soldats perdus et ceux qui refluent encore de Belgique ou de Dunkerque. Il leur trouve le gîte, le couvert, des vêtements en attendant, ce qui ne tardera guère, de créer une filière d'évasion vers le Midi.
Avec Paul JOLY, un négociant en appareils frigorifiques (dont on a fait aussi, un industriel !), il monte les premiers éléments d'une structure connue sous le mot de passe : CAVIAR. Elle aboutit à la maison du marin à Marseille, tenue par un pasteur écossais en rapport avec l' I.S. (INTELLIGENCE SERVICE).
Caviar fut en partie démantelé par l'arrestation de la femme de DUBAR, de son oncle Jean LEBAS et de son cousin Raymond LEBAS.
Ce douloureux épisode n'a pas entamé sa résolution, mais sa témérité s'accompagnera d'un redoublement de précautions. Il va monter ses opérations avec minutie, comme des mouvements d'horlogerie. Et il va imiter FREGOLI. Il sacrifie sa chevelure paille aux teintures. Il porte ou non la moustache, courte ou longue. Il cache ses yeux clairs avec des lunettes dont il varie la forme et la monture. Et ses vêtements s'accordent aux métiers portés sur ces cartes d'identités dont il possède tout un jeu.
Dès juillet 1941, sa réputation fut établie. Les services officiels belges le sollicitent pour l'acheminement de leur courrier jusqu'en Espagne.
Il met sur pied le réseau Ali-France et, à partir d'août, chaque semaine, un courrier groupant tous les envois des réseaux belges parte de Bruxelles via Tournai, Roubaix, Paris puis tantôt Tours et Toulouse, tantôt Lyon, Montpellier et Perpignan.
A ce service s'ajoutera, à partir d'août 1942, à la demande de Londres, le courrier fourni par le réseau installé à Roubaix sous le nom de Zéro-France .
Dans le même temps, se poursuivaient les activités pour l'évasion.
A noter qu'une variante du petit chemin de la FRESTINGUE fut la voie ferrée : le train de Gand ; il s'arrêtait quelques minutes seulement en gare de Roubaix ; temps suffisant néanmoins pour que le convoyeur, Emile DELATRE, fasse l'échange des papiers belges contre des papiers français (identité, titres de ravitaillement et agent).
Au total le bilan est brillant. Le réseau compta dans l'agglomération de Lille, Roubaix, Tourcoing, 130 agents, le plus fort contingent étant à Roubaix. On ne tient pas compte des auxiliaires, et des non-clandestins qui étaient plus nombreux et très efficaces.
104 courriers hebdomadaires furent acheminés en deux ans, certain pesant de 20 à 30 kilos. Aucun ne tomba aux mains de l'ennemi.
En outre 80% des « missionnaires » envoyé par Londres et parachutés avec leur matériel de radio, passaient par le réseau.
Plus de 700 Belges et 100 Britanniques furent pris en charge à l'aller ou au retour avec une perte de seulement 3%.
C'est à Joseph DUBAR que Londres demanda des renseignements sur l'ouvrage colossal – le plus important du genre en France – que les Allemands construisaient dans la forêt d' EPERLECQUES dans le Pas-de-Calais, pour installer des rampes de lancements de V2, cette arme suprême, suprême espoir pour Adolf Hitler.
Trop fiché pour être efficace, DUBAR monta l'opération avec soin et la confia à son ami René FONSON, un Roubaisien de la rue Jean Macé.
Celui-ci, en juin 1943, se fit embaucher comme manœuvre dans l'une des équipes occupées à ce travail. Pendant trois mois, il va évoluer au milieu de trois mille déportés ou condamnés de droit commun.
FONSON écoute, regarde, mais, aussi, mesure et relève des dimensions de tout ordre ; avec un LEICA 35 il photographie l'ouvrage sur toutes ses faces, ou plutôt des parties car l'ensemble est si vaste qu'il ne peut tenir dans une seule vue. Toutes ces indications permirent de dessiner une maquette avec plans et coupes des parties intérieures de l'ouvrage.
Le 20 août le tout fut expédié à Londres. Le 27, Eperlecques était bombardé et en grande partie, détruit.
En décembre 1943, DUBAR fut mandé à LONDRES. Il n'accepte de s'y rendre que contre la promesse de rentrer rapidement pour reprendre sa place dans le combat clandestin.
On lui fit subir un entraînement spécial et le 8 mai 1944, on le parachuta aux environ d'ANGERS avec un opérateur-radio . Sa mission : monter un réseau selon les meilleures règles de la sécurité. Désormais au lieu d'acheminer le courrier par la route on l'expédierait par les airs. Des LYSANDER, de nuit, viendraient pratiquer le « pick up ». Fini le lent cheminement d'un courrier qui traînait plusieurs semaines à la merci des incidents et des prédateurs de la GESTAPO.
Joseph DUBAR finira la guerre au grade de lieutenant-colonel, galons bien mérités, avec une collection de diplômes et de médailles alliés (belge, française, britannique, américaine).
S'il est sorti vivant de ces épreuves, ce n'est pas faute d'avoir donné de sa personne et d'avoir tenté le diable hitlérien.
L'intelligence et la chance l'ont servi. Son action a fait de Roubaix une des plaques tournantes de la Résistance.
JEAN PIAT
ROUBAIX 39-45 Editions Le TEMERAIRE