Joseph Dubar, une figure Roubaisienne

Divers / Documents / Récit d'une ancienne déportée

12 juillet 1945

            J'ai été arrêtée le 3 novembre 1943 et après une demi journée d'interrogatoire incarcérée à Loos – j'y séjourne presque quatre mois et j'ai fort peu de chose à en dire après l'exposé si complet de Monsieur l'abbé Lefebvre dans son livre Cellule N°16 – nous nous trouvions en prison à la même époque et avons fait les mêmes expériences. La vie de cellule m'était dure à cause de mon amour de l'indépendance. N'avoir à aucun moment la possibilité d'être seul, devoir subir n'importe quelle compagnie, sont des épreuves qu'on imagine difficilement quand on les a pas expérimentée. Malgré tout j'ai réussi à faire partager à mes compagnes mon culte de l'air, de l'eau et de l'exercice et nous avons pu « durer » sans trop de heurts.

            Le 23 février 1944 j'étais mandée devant le médecin pour une visite médicale des plus sommaires – pas de parasites – « avez-vous des maladies vénériennes ? » question pleine de tact à laquelle je réponds par un éclat de rire – mais je ris jaune car je comprends que je vais être déportée. Le soir même je suis isolée et le lendemain emmenée à Bruxelles, deux jours après nous formons un convoi de 80 environ à destination de l'Allemagne. Des camions nous acheminent de St Gills que nous quittons en chantant à l'entrée du wagon cellulaire où on nous entasse. Malgré l'espace réduit qui nous est réparti, nous faisons bon voyage. Nous admirons le pays de Meuse mais après le passage du Rhin, nous sentons peser sur nous la tristesse de l'exil. Düsseldorf…Essen…l'accueil qui nous est réservé à la gare nous remet en joie. Un nombre imposant de « Schupo » fait la haie sur le quai – c'est vraiment cocasse. L'entrée de la prison, véritable forteresse l'est moins – Nous sommes entassées dans les cellules d'attente où nous couchons sur le pavé, puis désinfectées comme se doit dans les prisons qui se respectent, c'est-à-dire fouillées, épouillées, douchées et alors seulement mises en cellules. Là fais connaissance avec la cuisine des prisons allemandes, cuisine parcimonieuse, aux saveurs les plus baroques avec prédominance de rutabaga. Notre prison est installée sur une usine de munitions et nous devons être évacuées. L'évacuation ne sera pas achevée quand commence le bombardement de la prison.

            Je suis du deuxième convoi – quand on n'aime pas trop ses aises, ni la bonne chère, le transport est l'aventure la plus heureuse de la vie de prisonnier – on se déplace on voit le pays – quel contraste avec la vie de cellule ! Nous traversons l'Allemagne de part en part – nous admirons la vallée de la Ruhr – et les ravages occasionnés par les bombardements Anglais – nous longeons le Fulda, traversons l'Elbe, l'Oder, Breslau et échouons dans une pittoresque petite ville de Haute Silésie – Kreuzburg . De nouveau la fouille, on va jusqu'à me refuser ma brosse à dents – les cellules n'ont rien d'engageant – je n'ai même pas la possibilité d'étendre les bras sur la longueur de la « boite à mouches » que je partage avec une camarade. Le ravitaillement se fait mal et nous souffrons de la faim comme jamais jusqu'alors – et il neige … bientôt on nous emploie à la préparation de duvet, puis un beau jour la nature s'éveille et on nous envoi en commandos agricoles – c'est le plein air, le ciel bleu, qu'importe si on doit travailler dur de six heures du matin à sept heures et plus du soir, même avec des rations insuffisantes ! Le travail est épuisant mais nous soutiendrons l'effort pendant huit mois. Il y aura des orages, celles qu'on veut employer à des travaux militaires font la grève et la gestapo cède…

            Notre prison s'organise et devient presque un modèle du genre – puis un beau jour circule la rumeur de notre départ – Les plus optimistes sont pleines d'espoir – n'envoyait-on pas à Ravensbrück celles de nos compagnes qui avaient purgé leur peine ? De nouveau nous partons en transport, nous descendons la vallée de l'Oder, contournons Berlin et remontons vers Fustenberg . Le camp a un aspect des plus avenants : grandes allées goudronnées ; bois de sapins, agréables constructions – brusquement on tourne à gauche et on descend vers une cuvette noirâtre qui n'a plus rien d'attrayant – on pressent de nombreux baraquements appelés Blocks. Nous franchissons la barrière sous le feu des regards hostiles des S.S., nous sommes parqués sur le Boulevard de la Morgue en attendant de passer à la désinfection.

            Nos premières visons du camp : les cadavres qu'on emmène au crématoire, la scène de désespoir d'une mère devant le cadavre de sa fille, le défilé interminable des femmes, rangées cinq par cinq qui se rendent au travail – leur costume invraisemblable me fait penser aux représentations qu'on se fait ordinairement des lépreux au moyen âge. Leurs visages abrutis nous en disent long. Nous faisons une pose de douze heures dans le froid, ce qui est un record de vitesse, nous passons à la désinfection, c'est-à-dire qu'on nous enlève tous nos effets et qu'après nous avoir épouillées et douchées, on nous revêt de hardes, chemise, culotte, robe légère marquée d'une grande croix, et ainsi « dévêtues » dans le froid d'une nuit de décembre, on nous conduit au Block 26. Pouvez imaginer sur un espace de quelques 200 mètres carrés un dortoir pour 600 personnes (3.000.000 au kilomètre carré) en lits à trois étages ? Naturellement, il n'y a pas de place pour nous et on nous case dans des lits déjà occupés, malpropres et qui nous reçoivent mal. Celle-ci est nue sous sa couverture, celle là complètement tondue, tue consciencieusement les parasites qui infestent son bonnet, une autre fait la chasse dans sa chemise. L'atmosphère, malgré le froid, pèse lourdement sur nous : soupirs, toux, plaintes, quel concert d'enfer ! Nous nous demandons accablées, si nous saurons « tenir » - dehors on entend un brouhaha ininterrompu ; y aurait-il une salle de spectacle ? Le lendemain, je suis renseignée – en face de notre block, se dresse une tente occupée par quelque 2.000 Juives qui vivent là dans la promiscuité la plus horrible – elles ont à peine la place pour s'accroupir sur le ciment, les effluves qui se dégagent de là par suite de l'absence d'installations sanitaires sont difficiles à supporter, même en hiver, en dépit des désinfectants qu'on jette chaque jour autour de la tente. Ces malheureuses revêtues seulement d'une robe meurent en série et il n'est pas rare de sortir cinquante cadavres le matin.

            Après quelques jours, nous avons à ce moment subi plusieurs visites médicales humiliantes et dangereuses, on nous met dans un block de Françaises – bientôt nous recevons nos numéros matricules (89.993) et à partir de ce jour, nous pouvons hélas sortir dans le camp. Dès cinq heures du matin nous « posons » dehors pour l'appel qui peut se prolonger pendant quelques heures puis nous nous rendons à l'appel du travail, on peut toujours nous « piquer » pour une corvée – Cependant nous appartenons à une catégorie spéciale, les N.N., nous n'avons pas le droit de sortir du camp, excepté pour aller aux usines Siemens que nous esquivons par tous les moyens. On nous emploie à des travaux d'hommes : déchargement des wagons, transport de charbon, pommes de terre dans les « träger », corvée de sable – le travail est dur, il fait froid et nous sommes dehors de cinq heures du matin à sept heures du soir, même pour les repas, nous sommes mal vêtues, mal nourries (¾ de litre de soupe de rutabaga à midi, 200 grammes de pain, au plus par jour, au début, quelques pommes de terre, mais bientôt les rations diminuent…) La vie est extrêmement fatigante dans les blocks à population trop dense – il faut faire des queues interminables pour le pain, pour la soupe, pour la toilette, pour les waters et les ¾ des déportés sont atteints de dysenterie. On n'a pas de savon, pas de linge de rechange. A la longue on arrive tout de même à « organiser » pour les camarades et pour soi, mais gare à la fouille. Un vêtement suspect et il faut se déshabiller complètement par n'importe quelle température et recevoir une raclée. Mais c'est devenu une habitude – à temps et à contretemps, on reçoit gifles, coups de pied, coups de lanières des S.S. masculin et féminin et de leurs vils suppôts, « les lager polizei  », prisonnières de droit commun, asociales qui frappent avec un plaisir sadique.

            Enfin, nous arrivons à Noël et nous réussissons à faire une fête fort émouvante à l'intérieur du block. Les échos de la guerre nous arrivent, mais combien déprimants – la mortalité s'élève – c'est de 100 à 200 morts par jour pendant les mois les plus froids, janvier…l'offensive Russe…nous suivons l'avance sur la vallée de l'Oder, mais les Russes s'arrêtent à environ 80 kilomètres de nous. Pendant toute cette période nous menons une terrible guerre des nerfs – ravitaillement insuffisant, eau et électricité souvent coupées, surtout arrivée en masse des prisonnières repliées de Budapest – Auchswitz – Beaucoup d'entre elles ont dû faire les dernières étapes à pied – on achève celles qui ne peuvent pas suivre, le camp est absolument bondé, puis petit à petit, les évacuées sont dirigées ailleurs – la population du camp et des Betrieb qui en dépendent s'élève alors à 70.000.

            On commence l'évacuation… par une après-midi de février, les S.S. envahissent notre Block et nous « raoustent » « toutes les N.N. dehors, tout de suite ». Il faudra encore attendre 24 heures pour quitter le camp. Nous sommes parquées au Strafblock sans même avoir la possibilité de nous asseoir – Le lendemain, munies d'un pain pour toute la durée du transport nous quittons le camp au nombre de 2.300. Le froid est vif et nous attendons longtemps notre train. Il arrive à la nuit tombante et nous sommes expédiées à raison de 70 environ par wagons à bestiaux (7 chevaux en long – 40 hommes) – pendant cinq jours et cinq nuits, nous allons vivre là dedans sans en sortir – avec pour tout breuvage, quelques gorgées d'eau ou une poignée de neige – car il neige sans discontinuer. Nous traversons l'Allemagne dans toute sa hauteur puis la Tchécoslovaquie et nous entrons en Autriche – c'est un voyage empreint de gravité, nous savons que Mathausen fut un camp d'extermination du genre d'Auchswitz.

            A la nuit tombée, nous quittons nos wagons et nous nous mettons en formation de cinq pour gagner notre nouveau camp situé à six kilomètres et 650 mètres d'altitude. Escortés de S.S. fusil à la main nous nous ébranlons. Devant nous, une femme tombe évanouie. On la met sur le côté, le S.S. la pousse du pied et d'un coup de fusil l'achève. Nous entendrons six coups de fusil dans la nuit. Une de nos compagnes tombe, nous lui frappons le visage, la frottons avec de la neige – après une minute interminable, elle revient à elle et soutenue par nous, peut continuer quand même. Enfin, nous entrons dans le camp, on nous parque en attendant la désinfection et nous resterons là 12 heures… 14 heures debout sous la neige – rêvant, dormant, puis chantant pour nous donner du courage… nous sommes dans un camp d'hommes – ce sont des hommes qui sont préposés à la désinfection – on a mis nos vêtements dans des sacs – la plupart d'entre nous ne les reverront pas – nous sortons des douches, vêtues d'une chemise d'homme et d'un caleçon – nous nous rendons dans les blocks, là seulement nous recevons notre première soupe depuis six jours et on nous permet de nous reposer mais à quatre sur une paillasse qui n'a pas un mètre de large. Nous allons souffrir plus que jamais du manque d'espace vital, du manque d'hygiène et des restrictions de plus en plus grandes sur la nourriture  - le pain d'un kilo sera partagé sur la fin, en 10 et même en 20. Jour et nuit nous sentons l'odeur du crématoire installé avec la chambre à gaz au milieu du camp. Nous sortons fort peu mais assez pour voir les hommes qu'on châtie en les attachant à un anneau au mur où ils doivent poser pendant plusieurs jours parfois.

            Un jour on vient chercher 500 d'entre nous pour un travail qu'on ne précise pas – nous le saurons bientôt, il s'agit de déblayer une gare de triage bombardée – nos malheureuses camarades subissent un nouveau bombardement – 90 sont tuées, 100 blessées – le lendemain, en dépit de nos protestations, 500 autres doivent partir et cela jusqu'au jour où le chef d'entreprise persuade au Commandant que le travail des femmes sous-alimentées ne l'intéresse pas. Pendant les trois dernières semaines on nous installe en dehors du camp à 1.500 dans une sorte de grand garage – pas d'eau, pas d'installation sanitaire, pas d'espace – la vie devient atroce et beaucoup de camarades n'espèrent plus sortir de l'épreuve si ce conditions de vie se prolongent. Heureusement par un coup de Providence qui tient du miracle, la Croix Rouge vient nous chercher le 22 avril et le 24 nous franchissons la frontière Suisse, nous sommes libres !

            Ne croyez pas que j'ai épuisé le sujet – j'ai vu des scènes atroces dans les «  Revier  » - les Ghettos du Moyen Âge devaient être des paradis en comparaison. J'ai vu sur les corps des «  Kaninchen  », les cicatrices affreuses des expériences qu'on avait tentées – J'ai vu des femmes exténuées se vautrer dans l'ordure et demander qu'on les y laisse mourir – J'en ai vu d'autres qui portaient un nom célèbre voler l'unique morceau de pain d'une compagne également affamée – J'ai lu, sur certains visages, les manifestations d'une cupidité jamais encore apparue. En un mot j'ai assisté à l'anéantissement de toutes les valeurs humaines. Nous avons été humiliées, dépouillées à l'extrême limite.

            J'ai vu des hommes condamnés à mourir parce qu'ils avaient refusé de se laisser incorporer dans les S.S .. Ils ont marché bravement et sont tombés en héros sous le feu des mitrailleuses – quelle mort glorieuse quand on pense à la fin misérable de toutes nos malheureuses compagnes ! Elles aussi auraient pu crier « Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m'avez-vous abandonné » et je suis sûre qu'à cause de cet abaissement extrême le Christ les a élevées maintenant jusqu'à lui et qu'elles ont reçu la récompense des Martyres.

 

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